Coeur de Noël

Louis adorait le vélo. Aussi, dès que le temps le lui permettait, il tournait sans fin autour du pâté de maisons, là où il habitait avec sa grande soeur qui l’avait recueilli à la mort de ses parents. Souvent, il pédalait seul, quelquefois, en compagnie de ses camarades José et Arnaud. Tous les trois faisaient alors la course. Départ arrêté devant l’épicerie, à fond jusqu’à la ruelle de la Maitérie, glissade à droite sur la roue arrière, à fond jusqu’au petit chemin, chicane entre les plots de béton destinés à empêcher les voitures de passer, éviter les trous et les flaques d’eau, encore à droite, cette fois dans l’allée des Pinsons, coup d’oeil à gauche pour voir s’il n’y avait pas de voitures et retour à pleine vitesse jusqu’à l’épicerie.

Louis gagnait souvent. Son VTT possédait un changement de vitesse à la poignée, tandis que ceux de José et d’Arnaud n’en possédaient pas.

- C’est de la triche ! hurlait toujours, à un moment ou un autre, José qui n’aimait pas perdre.

Alors Louis lui prêtait son vélo et se faisait un point d’honneur à gagner la course suivante afin de lui prouver que le matériel n’était rien sans l’homme.

Ce jour-là, un mois juste avant Noël, Louis était seul. Il terminait son quatrième tour lorsqu’il aperçut un homme, assis sur un banc, et qui regardait sa propre maison. Que voulait-il ? Avait-il jadis habité cette demeure ? Faisait-il des repérages avant de la cambrioler ?

Louis décida de faire un nouveau tour. Il pédala comme un forcené dans la ruelle, dans le petit chemin et dans l’allée des Pinsons, et revint à peine essoufflé, mine de rien, en sifflotant, décontracté, vers sa maison.

L’homme était toujours là, l’oeil fixé sur son pavillon, comme hypnotisé par ce qu’il voyait devant lui.

La soeur de Louis lui avait maintes fois répété de ne jamais parler avec des inconnus, mais la tentation fut la plus forte. Le garçon s’approcha doucement de l’homme et commença par l’observer. C’était un vieux monsieur, vu ses cheveux et sa barbe blanche. Il était habillé d’un pantalon de velours marron et d’une épaisse chemise à carreaux rouge sur laquelle trônait une large paire de bretelles. Il avait tout du bûcheron canadien à la retraite, mais il n’avait absolument pas l’air de quelqu’un de dangereux. Du coup, Louis s’enhardit et s’avança tout près de l’individu. Il posa un pied à terre, mais resta
sur son vélo, prêt à démarrer, on ne savait jamais.

- Bonjour, je peux vous renseigner ?

L’inconnu sortit de ses rêveries en sursautant comme un enfant qui vient d’être surpris par ses parents en train de lire une BD plutôt que de faire ses devoirs pour le lendemain.

- Hein ? Hum ! Que disais-tu ? demanda-t-il d’une voix douce.
- Cela fait un bon moment que vous êtes assis là en train de regarder ma maison ; alors je vous disais : Est-ce que je peux vous renseigner ?
Un maigre sourire apparut dans la moustache de l’homme.
- Me renseigner, non merci Louis, m’aider, peut-être…
- Vous connaissez mon prénom ?
- Entre autre, poursuivit l’inconnu, d’une manière énigmatique qui agaça Louis.
- Expliquez-vous et qui êtes-vous, d’abord ?
L’homme à la barbe blanche le regarda fixement puis inspira une grande bouffée d’air qu’il relâcha doucement. Il sembla rassembler tout son courage.
- Louis, ce que je vais te raconter maintenant va te paraître incroyable, farfelu, mais il n’en n’est rien. Voilà… Je suis… le Père Noël et j’aime ta soeur !

- Au revoir, Monsieur le fou ! lança Louis et remontant sur sa selle de vélo.
Il s’éloigna en riant.
Louis passa devant l’épicerie et décida de faire un tour de plus.
- Marrant, le grand-père ! Amoureux de ma soeur ! Père Noël !
Ça lui apprendrait de vouloir parler à n’importe qui. A mesure que Louis roulait d’autres réflexions venaient bousculer ses premières pensées. Vrai qu’il avait le profil du Père Noël. Fou certainement, mais il avait prévenu avant. En plus il connaissait mon prénom.
Louis boucla rapidement son tour et aperçut au loin, avec un certain soulagement que le « Père Noël » n’avait pas bougé d’un pouce. Il était à la fois intrigué et un peu gêné de l’avoir traité de fou.
- Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes le Père Noël ? demanda Louis en stoppant net son vélo à côté de lui.
- L’année dernière, je t’ai apporté deux jeux pour ta console, un magnifique livre sur les dinosaures et une paire de rollers.
Louis accusa le coup. Tout cela était exact !
- C’est quoi cette histoire d’être tombé amoureux de ma soeur.
- Écoute, promets-moi de garder secret sur ce que je vais te dire.
Louis leva la main pour mieux promettre.

- Je ne suis pas si vieux que mon apparence veut bien le montrer. J’ai en réalité trente ans. Je vis dans un monde caché des humains où tous les hommes de mon peuple deviennent des Père-Noël à l’âge adulte. C'est-à-dire, barbe et cheveux blancs… et un léger embonpoint. Comme la Terre est très vaste, chacun d’entre nous s’occupe d’un secteur. Le mien est ici et je viens de remplacer mon père qui est maintenant trop vieux pour cela. Noël dernier, donc, je m’applique à faire correctement ma première tournée, lorsque je suis arrivé à l’intérieur de ta maison. J’y ai déposé tes jouets et, c’est alors que j’ai aperçu la photo de ta soeur sur le rebord de la cheminée. Le coup de foudre a été immédiat. J’ai tout de suite su qu’elle était la femme de ma vie. Mais je suis un grand timide et je ne sais pas comment l’aborder. Peut-être qu’elle a un ami ?
Louis comprit aussitôt l’importance de la question aux yeux du… Père Noël. Mince, il avait encore du mal à accepter l’incroyable. Le Père Noël, amoureux de sa soeur !
- Ma soeur vit seule avec moi, répondit Louis. Elle dit qu’elle a bien assez à faire que d’avoir en plus un mari.
Le Père Noël parut soulagé à cette réponse, même si la fin de la phrase de Louis avait de quoi l’inquiéter.
- Louis, pourrais-tu m’aider ?
- Moi ? Mais qu’est-ce que je peux faire ?
- Je ne sais pas, mais tout seul, je n’oserai jamais la rencontrer.
Louis se gratta la tête. Déjà que la situation était plus que bizarre, il devait en plus jouer l’entremetteur.
- Imaginons que ma soeur veuille bien se marier avec vous… euh… avec toi, Père Noël.
Elle devra aller vivre dans ton pays secret.
- Oui, bien sûr…
- Et moi, qu’est-ce que je deviens là dedans ?
- Tu viendrais également, si tu le désires.
- Et qu’est-ce que je ferai là-bas ? Conducteur de rennes volants, une fois par an ? Chef
des lutins ? Fabricant de gâteaux sucrés ?
- Nous avons toujours besoin d’essayeur de jouets, répondit innocemment le Père Noël.
Louis ouvrit grand la bouche. En un quart de seconde, il se vit être le premier à essayer tous les programmes de jeux de n’importe quelle console, à tester tous les modèles de vélos, lire les plus beaux livres, etc.

Le rêve absolu !
- Top là, je suis ton homme ! s’exclama finalement Louis. Je vais tâcher de convaincre ma soeur, mais je ne te promets rien… Que je réussisse ou non dans cette folle entreprise n’affecte en rien ma liste de jouets pour cette année, nous sommes d’accord ?
- Promis, fit le Père Noël. Je sais que tu es un brave garçon et que tu feras de ton mieux.
- Mais comment je te contacte si je réussis à t’obtenir un rendez-vous ?
- Ne t’inquiète pas ! Je le saurai, tu peux me croire…
Et, sur ce, le Père Noël disparut aussitôt du banc sur lequel il était assis, laissant Louis stupéfait. Celui-ci resta ainsi quelques minutes jusqu’à ce qu’il entende :
- Et bien, Louis, qu’est-ce que tu fais à fixer ce banc ? On dirait une poule qui vient de découvrir un couteau.
Louis se retourna et aperçut son copain José.
- Rien, rien, je réfléchissais.
- A quoi ?
- A ma liste de jouets pour Noël.

- Super ! On fait le tour du quartier et tu me dis tout en chemin, d’accord ?

Lorsqu’il rentra à la maison et qu’il aperçut Estelle, sa soeur, en train de préparer le dîner du soir, Louis se dit qu’il s’était peut-être un peu avancé auprès du Père Noël.
- Tu t’es bien amusé ? lui demanda-t-elle.
- Oh ! Oui, beaucoup !
Quelques minutes plus tard, ils passaient à table.
- C’est bientôt Noël, fit Estelle. Tu sais combien j’adore Noël. Demain, j’irai acheter un grand sapin et tu m’aideras à le décorer ainsi que le reste de la maison. Au fait, as-tu écrit ta lettre au Père-Noël ?
- Ben… Justement… cette année, je ne voudrais pas de jouets, ni de livres.
- Quoi, alors ? questionna Estelle en fronçant les sourcils.
- Et bien… voilà, je voudrais… que tu aies un mari ! lâcha Louis dans un souffle.
Estelle resta muette devant cette soudaine demande. Louis en profita pour appuyer sa demande.
- Tu es toute seule et ce n’est pas normal. Je sais que c’est à cause de moi que tu te sacrifies.

Puis en baissant les yeux :
- Tu es ma soeur mais aussi ma mère, et j’aimerai bien avoir un beau-frère et…un père pour jouer au foot avec lui, aller à la pêche, je ne sais pas, tout ce que tu ne peux pas faire avec moi.
Les yeux d’Estelle se mouillèrent sous le coup de l’émotion. Certes, elle s’était sacrifiée pour élever son petit-frère à la mort de ses parents, mais elle ne le regrettait pas. C’était un gentil garçon et le fait qu’il pense à elle lui fit chaud au coeur.
- Mais, je ne connais personne, parvint-elle à articuler.
- Moi si ! affirma fièrement Louis.
Devant la mine étonnée de sa soeur, il continua :
- C’est un monsieur très gentil, tout le monde le trouve sympathique, il fait le bonheur autour de lui. Il possède une grosse entreprise dans le domaine du jouet.
- Et comment se fait-il que cet oiseau rare ne soit pas déjà marié ?
- Il est très difficile sur ses choix, mais il a flashé sur toi lorsqu’il a vu ta photo.
- Comment ? Tu lui as montré ma photo ! Tu as parlé à un inconnu ?
- Moi… Non… bredouilla Louis. Il voudrait te rencontrer, voilà, mais cela ne t’engage en rien.
- Avoue que tu as tout manigancé derrière mon dos, fit Estelle un petit sourire aux lèvres.
- Ce serait super, si tu acceptais…
Estelle lui passa la main dans les cheveux.
- Bon, d’accord, mais c’est bien pour te faire plaisir. Dis-lui de passer samedi.

Louis craignait la réaction de sa soeur à la vue du Père Noël. Lorsque celui-ci sonna à la porte, Louis avait les jambes qui tremblaient un peu. Il courut cependant lui ouvrir. Le Père Noël avait peigné ses cheveux en arrière avec une queue de cheval, s’était taillé un peu la barbe, ce qui lui donnait incontestablement l’air plus jeune. Il avait mis un jean et une
veste en velours.
Louis fit les présentations mais il s’aperçut que ni sa soeur ni le Père Noël ne l’écoutait. Ils avaient les yeux rivés l’un à l’autre. Et si c’était ça le coup de foudre ? pensa le jeune garçon.
Dix minutes plus tard, Estelle s’extasiait devant les merveilleuses décorations que lui avait apporté le Père Noël, tandis que celui-ci se pâmait devant l’excellente tarte qu’il était en train de déguster. Ils parlaient ensemble, riaient ensemble, sans se soucier de Louis, pourtant très heureux. Cela marchait !
Sur la pointe des pieds, il décida de les laisser entre eux, et il rejoignit sa chambre. Il prit son beau papier à lettre et décida d’écrire sa liste de cadeaux. Louis se dit que cette année, il pouvait bien rajouter deux trois jouets de plus. Il l’avait bien mérité !