Aël détestait les miroirs car ils lui renvoyaient l’image de sa lividité.
“ Malade, hurlaient-ils sans relâche. Tu es malade, condamné mon pauvre
garçon.”
Ce n’étaient pas ses pyjamas aux couleurs vives qui auraient pu chasser les voix
fantomatiques du verre. Aël était un enfant, pourtant il voyait en adulte. Il n’ignorait
pas que la mort le guettait. Attentive et patiente, elle viendrait le chercher comme elle
avait emporté le Petit Dauphin dans le conte. Aucun soldat, aucun amour ne
l’entraverait. Ce n’était pas une injustice aux yeux de l’enfant, ni un acharnement du
destin, mais un simple coup du sort. Alors Aël restait chez lui, il passait ses journées
à lire et à relire certaines histoires et des contes, toujours les mêmes…
Puis il trouva ces livres que son libraire de père avait dissimulés dans le mur de la
cave, non par intérêt financier, mais par un amour sincère de la littérature, cette
bouffée d’humanité. Et Aël les dévora, les uns après les autres. Emerveillé.
Tous parlaient de Noël, la fête interdite, de la visite d’un étrange homme en rouge
aux bambins du monde entier. Il rêva longtemps devant les illustrations montrant ces
moments heureux où les petits ouvrent des cadeaux que le vieillard a déposés au
pied du sapin. Il s’imagina à la place de ces enfants, le coeur battant tandis qu’ils
déchirent le papier et ôtent le bolduc qui crisse de façon énervante sous les doigts.
Sur les tables, Aël ne voyait pas des dindes engraissées, mais des familles unies
partageant un véritable instant de fraternité. Un moment de chaleur qui émane du
coeur. Noël représentait un bonheur incommensurable à ses yeux.
Aussi chaque jour descendait-il à la cave. Il feuilletait ces livres avec respect et à
mesure que l’hiver approchait, le coeur d’Aël se serrait. Lorsque la neige tomberait, si
jamais elle venait à tomber, Noël demeurerait un moment glacé sur quelques pages.
Qui, à part lui, connaissait l’existence de cette fête ?
Les adultes ? Oui, mais ils l’avaient remisée dans un coin de leur esprit où ils
l’avaient oubliée. La peur les gouvernait, ainsi allait le pays.
Afin de ne pas susciter la colère de son père, Aël n’évoquait jamais les ouvrages.
Il se contentait d’attendre le moment propice, de descendre les cinq marches menant
au sous-sol et de desceller les pierres cachant son inestimable trésor. Un effort
source de plaisir. Puis il savourait ces instants de retrouvaille. Hélas chaque jour sur
le chemin de Noël, le mal qui le rongeait alourdissait ses pas, rendait ses
mouvements plus pénibles.
Souvent, Aël pensait à la Faucheuse. Revêtirait-elle une apparence aimée pour
venir le cueillir ? Qu’avait vraiment ressenti le Petit Dauphin en l’attendant ? Avait-il
été aussi valeureux que le prétendait le conteur ?
Aël avait pensé se défaire de la peur, mais la sensation était revenue peu à peu,
insidieuse. Bien qu’inéluctable, la mort le terrifiait. Tant d’incertitude le guettait. Tous
ses mots, toutes ses craintes, il essayait cependant de les garder en lui. Pourquoi
inquiéter vos proches quand votre sort est scellé ? Puis il y eut cette triste journée où
ses jambes refusèrent de le porter jusqu’au bas des marches.
Le malaise, un émissaire de la Faucheuse, le prit et il s’effondra.
****
Lorsque son père le trouva, il crut que c’en était fini. Pourtant, l’homme refusa de
se soumettre à cette morne réalité et certains disent qu’il conduisit lui-même Aël
jusqu’à l’hôpital. On plaça l’enfant sous perfusion, on lui administra divers calmants
censés atténuer la douleur et l’abrutir en vue de l’issue finale, mais il tint bon.
Dehors, l’hiver approchait à grands pas. La brume se leva dans les villes ; les
braseros chauffèrent les rues et les visages des pauvres s’assombrirent davantage
encore.
Les médecins doutaient qu’Aël survive à l’année.
Une source de douleur inextinguible pour son père. La perspective de cette
séparation le plongeait dans un maelström de sentiments où la culpabilité tenait une
place de premier ordre. Si Aël souffrait, c’est parce qu’il avait dû commettre une faute
grave. Comme si le monde avait besoin de rééquilibrage pour continuer de tourner…
Assis au chevet de son fils mourant, le libraire priait tous les dieux de la terre.
Qu’un miracle épargne sa chair. Qu’on le prenne, lui, et qu’on laisse l’enfant ! Hélas
les examens médicaux confirmaient l’avidité du mal. Peu à peu, la vie désertait son
petit.
Curieusement cependant, une étincelle continuait d’animer ce corps livide et
amaigri. Etait-ce son âme qui refusait de s’éteindre ? Rebelle, elle osait se révolter,
se dissocier de cette biologie détraquée.
Jours après nuits, l’hiver arriva. Les yeux fermés, plongé dans un sommeil
narcotique, le petit délirait, il parlait de ce trésor qu’il avait entrevu. Les livres interdits
l’obnubilaient. Il n’avait de cesse d’évoquer la venue prochaine du Père Noël.
Et le père écoutait avec la gorge nouée. Il revoyait les Noëls de son enfance, ces
instants attendus avec ferveur. Ces jours de joie et de doute aussi. Noël, un
recommencement possible, le soir où les volontés paraissent se reforger après la
tristesse automnale.
Quand Aël se réveilla le 22 décembre au matin, qu’il marcha quelques pas, son
père crut que la maladie le laisserait vivre jusqu’à ce qui avait été le jour érigé en
naissance du Christ, cette ancienne fête païenne que jadis on nommait Jöl.
L’enfant lui parla d’un rêve curieux et ouaté. Dans ces instants hors le temps, le
Père Noël lui avait dit qu’il viendrait le visiter. Le père fut pris d’effroi. Il redouta que la
mort se soit parée d’un masque apaisant. Mais il se ressaisit. Pourquoi voir noir dans
la lumière ? Et s’il s’agissait d’un présage heureux ? Il se prit à rêver et son
enthousiasme se mua en l’envie d’offrir à son fils une illusion de ce bonheur
entr’aperçu.
Comme la plante trouve le moyen de percer la terre et de se dresser devant le
soleil, le plan germa dans sa tête malgré les barrières érigées par la coalition. Le
père d’Aël acheta des étoffes sur des marchés de la cité, dans des magasins ; pas
suffisamment pour qu’elles attirent l’attention des autorités.
Dans le sous-sol de sa boutique, aidé par des voisines de confiance, de véritables
fées, il commença à coudre les boutons dorés sur le costume rouge qu’ils avaient
assemblé. Des coussins quittèrent le salon et se muèrent en rembourrage.
Des paquets de ouate auraient pu former une barbe postiche. Pourtant le père
préféra récolter des touffes de cheveux chez un coiffeur de sa connaissance.
Lentement, il sépara les poils, les coupa, les colla jusqu’à donner à son oeuvre
l’illusion de la réalité. Le plus difficile fut de trouver les bottes et la hotte, ces
accessoires sans lesquels le Père Noël n’aurait pas l’air d’un homme de peine, voué
à satisfaire ses semblables.
Mieux que les vêtements, les chaussures reflètent nos personnalités ; elles sont
aussi traîtresses que les mains qui échappent au contrôle de la volonté. Deux jours
durant, le père d’Aël chercha comment il impressionnerait son fils. Son bonheur, le
hasard le trouva pour lui, dans le grenier d’un vieillard juste décédé.
Appelé par des héritiers désireux de se débarrasser de cartons entiers de
bouquins, le père d’Aël découvrit des vêtements de théâtre. Plus que des
rayonnages entiers de bibliothèque, bottes de sept lieues et hotte de ramoneur
constituèrent son butin ce jour-là.
Après cette besogne, l’homme retourna auprès de son fils. Il lui promit que tous
les rêves deviennent réalité pourvu que l’on y croit avec ferveur. Aël l’écouta raconter
des histoires de Noël et les images de ce bonheur d’autrefois explosèrent dans sa
tête, des visions de félicité qui le réchauffèrent aussi sûrement qu’une bûche dans
l’âtre de la cheminée.
Quand son père l’eut quitté ce soir-là, Aël était en paix, prêt à accueillir la
Faucheuse. Il ne se doutait pas que son papa adoré avait rassemblé les éléments de
son déguisement. Des âmes généreuses l’avaient aidé à ramener l’ensemble à
l’hôpital.
*****
Toujours est-il que le 24 décembre au soir, le père d’Aël ne quitta pas l’hôpital
après la fin des visites. Il entra dans une chambre vide où il enfila son costume avec
la ferveur qui sied aux rêveurs. Puis il remonta le long couloir conduisant à la
chambre de son fils.
Son coeur battait la chamade. Il craignait que, malgré tous ses efforts, le petit le
reconnaisse. Il tambourina à la porte, puis alors qu’une voix faible répondait de
l’autre côté, il pénétra dans la chambre où il joua son rôle à la perfection.
L’enfant n’y vit que du feu. Un petit cadeau –un coffret de bois sculpté au nom de
boîte à rêves - sortit de la hotte, alla rejoindre la main du gamin. Aël vécut Noël et ce
que cette fête évoquait autrefois, ce mélange d’appréhension, de joie attendue et
d’espoir.
Il écouta le père Noël lui parler de son travail harassant. En retour, le gosse lui dit
combien il croyait en lui depuis la découverte des livres, combien son papa serait
époustouflé lorsqu’il lui confierait cette rencontre surprenante. La main gantée du
faux vieillard s’attarda sur le visage de pâleur. Ses doigts trempés sous le cuir
caressait la peau du petit avec une tendresse absolue, une voix devenue
chevrotante lui parlait d’avenir. Tandis que le Père murmurait ces mots venus du fond
de son coeur, des larmes glissaient sur son visage.
Aël sut alors que le miracle s’était produit. Bien qu’enfermé dans le cachot
d’étroitesse de l’esprit des hommes, le Père Noël et son cortège de symboles
survivait quelque part… L’enfant regarda le bonhomme s’éloigner. Quand la porte se
referma, ses pensées continuaient d’accompagner le vieillard dans sa longue
tournée à travers le monde.
Aël n’entendit pas l’agent de sécurité invectiver son visiteur. Il ne l’entendit pas
non plus le menacer, puis le prendre à parti dans un couloir surveillé par les yeux de
glace de plusieurs caméras. Certains disent que le père tenta d’expliquer les raisons
de son geste ; d’autres prétendent qu’il ne s’abaissa pas à cette mascarade. Après
tout, l’amour d’un père pour son fils et ce qu’il implique n’ont pas besoin d’être
justifiés.
En revanche, les rares témoins s’accordent à dire que la vitre de l’étage vola en
éclats quand le vigile poussa le père d’Aël au nom de la coalition et de la loi.
Le reste n’est pas paroles, mais kaléidoscope d’images. Du sang s’écoulant d’un
costume rouge que portait un homme au sourire ardent, des flocons de neige qui
tombent et recouvrent un cadavre encore chaud, vision d’un petit corps livide qui se
tient à l’étage de l’hôpital dans un pyjama aux couleurs vives et hurle de douleur,
guéri mais meurtri.
Et ces images abattirent les barrières érigées par quelques esprits humains.
Lorsque la nouvelle de la tragédie et de la guérison miraculeuse d’Aël furent
connues, la société se réveilla. Des sapins de peinture recouvrirent les murs des
cités devenues austères. Des bougies s’allumèrent aux coins des rues, déposées par
des mains invisibles. Des guirlandes de papier crépon décorèrent les arbres et les
lampadaires. Et dans plusieurs églises, les chants interdits s’élevèrent à nouveau.
Puis ils gagnèrent la rue où ceux qui avaient connu Noël osèrent enfin redescendre.
Devant eux, les cordons de policiers s’écartèrent, frappés par la pureté de cet
amour qui émergeait comme une vague de chaleur opposée à la glace de la
politique. Et les ténèbres qui s’étaient abattues sur le pays s’effilochèrent.
La coalition appela ses troupes au sursaut, elle ne rencontra que le mépris de la
masse et la défection de ses guerriers. Tuer un père qui avait voulu apporter un peu
de bonheur à son enfant mourant, au nom de quelle lâcheté avait-on pu tolérer
semblable régime ?
De partout, les pères Noël affluèrent. Et l’histoire d’Aël éclaira les faces mornes
des soumis, réveillant leur envie de croire en la magie de ce jour. On vit des tables se
dresser dans les galeries commerçantes des supermarchés ; on vit des anonymes
offrir du pain et quelques victuailles à de parfaits inconnus. On vit aussi l’esprit
humain libéré du carcan de la dictature.
— Ils ont tué Noël, criait une vieille femme. Mais ce n’était pas l’esprit de Noël.
Celui-là, nous l’avons enfin retrouvé. Au diable les marchands, au diable les tyrans !
Aimez Noël !
J’étais présent ce soir-là et j’ai reçu de modestes cadeaux, de petits coffrets de
bois vernis dans lesquels le mot espoir reposait sur un lit de satin rose. J’ai regardé
autour de moi. Les bureaux de la coalition brûlaient et le souvenir du feu sur la place
ne m’a plus quitté. Il suffirait d’un rien, de quelques prétextes, pour que Noël
disparaisse à nouveau. J’espère que le temps n’effacera pas de nos consciences le
souvenir de ces tristes années où nous ne pûmes célébrer cette fête parce que
certains l’avaient dévoyée.
Je finis de sculpter le petit coffret et je le prépare pour mon petit fils. Demain, le
Père Noël le lui apportera et tous ses rêves se réaliseront, j’en suis persuadé. Noël
est au fond de nous, de chacun d’entre nous.
Une richesse éternelle, un trésor à partager avant tout.
Joyeux Noël à vous !
FIN